Eugène ENRIQUEZ : Identités et Monde Professionnel

Interview  – Janvier 2014

Eugène ENRIQUEZ est professeur émérite de l’université Paris VII. Il y a été le responsable de la formation doctorale en sociologie. Dans cet entretien, il nous procède à un découpage entre identité et professionnel et nous situe ces deux notions dans le monde contemporain.


 

Comment définissez vous l’identité professionnelle et comment expliquez vous l’importance que prend cette notion dans le monde contemporain ?

Eugène Enriquez. Deux choses se conjuguent dans l’identité professionnelle. Procédons par découpage entre « identité »  et « professionnel » :

  • L’identité, tout d’abord. Le problème de l’identité est devenu massif dans nos sociétés turbulentes où les problèmes de repères ne permettent plus d’avoir une assise suffisante. C’est une question très forte qu’il s’agisse de l’aspect de l’identité personnelle, qu’il s’agisse de l’entreprise qui cherche l’image qu’elle veut donner à l’intérieur et à l’extérieur d’elle-même, mais c’est également le problème des nations qui ne sont plus aussi solides qu’auparavant. Les États nations sont moins forts sous la pression du capital financier et des grandes firmes. On sait bien que les questions « d’identité nationale », sont une manière de réagir à la globalisation. On peut citer l’Écosse qui se posera en 2014 la question de devenir indépendante du Royaume Uni ou non. (NDLR accord signé par D. Cameron en 2012 pour l’organisation d’un référendum en 2014 que cette question), ou encore la Belgique qui peut se couper en deux. On a à la fois des phénomènes de globalisation énormes et en même temps des phénomènes de repli sur soi.
Globalisation et repli sur soi sont des phénomènes reliés l’un à l’autre. 

Quand les choses deviennent trop difficiles à appréhender, les gens se replient sur eux-mêmes, leur famille, leur entreprise, leur travail. La question de l’identité n’existait pas, ou pas véritablement, avant les années 1970-1980. Il y avait des ouvrages sur la personnalité ou sur l’État-nation etc. et non sur l’identité qui devient aujourd’hui une question majeure.

Dans les années 74-75, Lévi-Strauss lance un séminaire avec Green portant sur cette question et le terme « identité » devient massif.

Je dirai qu’il y a un problème d’identité de façon générale. L’identité peut-être le refuge mais aussi le repli sur soi, c’est-à-dire l’impossibilité d’admettre l’autre. Mon identité est belle, l’autre on ne sait pas. Cela amène le problème de l’immigration avec par exemple la peur des Roms, la peur de l’étranger, la peur d’être envahi. C’est aussi le fait de se donner une assurance que l’on n’a pas en réalité.

Devereux (psychanalyste et antropologue freudien) écrit : « Si on n’est rien qu’un Athénien ou un Spartiate, un capitaliste ou un prolétaire on n’est pas loin de ne pas être grand chose et peut-être de n’être rien ». C’est un appel contre toutes les identités collectives massives, compactes.

Effectivement, cela peut être un système de protection, de réassurance énorme, qui plus est dans une société de l’excellence, de la performance, où l’on doit avoir la maîtrise de soi, être capable de réagir à quoi que ce soit en toutes circonstances. Cela renforce la tendance à avoir envie d’une identité forte. C’est ce que l’on retrouve dans des courants psychanalytiques comme aux Etats Unis avec l’idée de la constitution d’un « Moi » fort. La culture américaine a toujours été obsédée du « Moi »  fort, alors que les européens étaient du côté de l’inconscient.

Le problème de l’identité est devenu massif, avec ses bons côtés qui répondent à « qui suis-je ? », « qu’est-ce que je fais ? », « quelle est ma manière de penser les problèmes ? » et qui va contre les tendances de Gilles Deleuze et Félix Guattari qui voyaient l’individu comme branchement, un rhizome qui s’adapte. Pour eux, il n’y avait pas d’identité. C’est l’héritage de Bergson sur l’individu qui est dans la durée, se transformant à tous les instants. On reprend Héraclite et l’idée que l’on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. Dans l’identité il y a quelque chose de juste qui est la responsabilité que l’on a par rapport aux choses. Castoriadis n’aimait pas les idées de Deleuze et Guattari. Il trouvait que ces notions de branchements et d’intensités amènent à une irresponsabilité généralisée.

Dans l’identité il y a deux faces : qui je suis dans le devenir dans lequel je suis ? et ce, avec ma responsabilité, la deuxième face étant le danger du repli sur soi et l’identité collective massive qui peut déboucher sur n’importe quel type de totalitarisme. L’identité se transforme, s’enrichit, évolue, se remet en question au fur et à mesure et en même temps reste ouverte pour permettre de se poser des questions.

  • La profession c’est aussi un problème du même ordre. Dans le temps, il y avait des corporations, ou le système PARODI mis en place en 1947 qui classait les professions. C’est une certaine manière de se dire : il faut un code de déontologie, une certaine éthique, des diplômes, certains types de pratiques. Avant, on parlait d’aptitudes, de connaissances et de savoirs, aujourd’hui on parle de compétences qui est un terme plus flou et interrogatif. Les professions cela définissait la possibilité de dire : « celui là, c’est un vrai médecin ou un vrai avocat » par exemple. Cela permet de fonctionner dans une société relativement stabilisée. On a des statuts différenciés, compte tenu de ce que l’on sait faire, de la pratique que l’on a. La loi, l’Etat est le garant de ce système de statuts qui donne une société bien stabilisée. On sait alors qu’on ne peut pas changer de profession sans passer un certain nombre de diplômes et d’étapes.
La profession, c’est très bien dans une société stabilisée,
mais on n’est plus dans ce cas.

Là aussi, il y a un phénomène de tension. Le fait qu’on est bien obligé quand on est coach, sociologue, de pouvoir se demander : « est-ce que j’ai des dispositifs dont on peut discuter, des normes qui me permettent de me situer ?». C’est important de définir tout cela, et en même temps on sait bien que tout cela est fragile. On se rabat alors sur la notion de métier qui est plus pratique. Dans un métier, il y a des règles que l’on apprend et cela permet de dire je fais ceci ou cela. Ça n’a pas besoin d’être garanti par l’état. On peut être un bon menuisier parce que l’on sait bien travailler le bois. Ce n’est pas une profession qui est théoriquement un métier plus l’assurance d’un statut garanti par l’état ou les collectivités locales.

 

Si maintenant on fait la liaison des deux éléments que l’on a découpé : identité et professionnel, cela amène la double problématique :

Est-ce que mon identité se résout totalement dans ma profession ?

On ne se résume pas à sa profession qui est un élément de son identité mais non un tout. Cela fait partie de mes grandes bagarres avec René Loureau qui se définissait comme un sociologue à plein temps. On ne se résume pas à sa profession. C’est un élément de l’identité, mais certainement pas la totalité. Le danger quand on y colle trop totalement à la profession, c’est que si on ne l’a plus : on n’est plus rien.

Le nombre de grands cadres que j’ai pu connaitre et qui étaient totalement identifiés à leur entreprise, et qui alors qu’ils signaient eux-mêmes des plans sociaux et qui à leur tour étaient mis à la porte, soudainement : n’avaient plus rien et ils n’étaient plus rien. Quelle panique !

Comment une profession peut être interrogée ?

L’Identité Professionnelle, c’est : je me réalise au travers de ma profession que j’essaie de faire évoluer, que j’essaie de comprendre avec ses règles. Mais en même temps, je ne m’y résume pas. Au contraire, ce qui m’intéresse c’est : en quoi ce que je fais peut être ouvert et peut-être enrichi ou mis en question, renouvelé par les rencontres que je peux faire, les imprévus.

Comment je ne suis pas seulement cela ?

Parce que j’ai aussi envie d’être autre chose. Pendant que je suis dans ma profession je suis pleinement dans les règles de mon métier et celles que je me suis donné, mais je ne suis pas seulement cela. Quand je veux faire la fête je le fais, quand j’ai envie d’autres choses aussi. Le fait de pouvoir être autre chose, c’est en dehors de la profession mais cela a des répercussions sur ma pratique. Ce sont des incidences et non des mélanges. Mais je ne suis pas seulement cela car j’ai envie d’être autre chose. Je suis contre le fait que les gens mélangent tout. Ce qui est difficile, c’est de tenir les deux bouts. Comment être suffisamment identifié à soi-même ? On tient à certains éléments. Savoir ce que l’on est,  même si on ne sait jamais tout. Mais on tient à certains éléments, tout en se vivant toujours dans un système évolutif. Cela me semble essentiel.

Une profession doit continuellement s’enrichir, et en même temps elle doit évoluer, il ne faut pas s’y accrocher. Il faut néanmoins se donner des règles, de qualifications, de savoir de l’expérience, et vivre cette profession comme étant une partie de soi même, une partie du moi social, mais en même temps, qui ne résume pas qui je suis. J’ai toujours détesté les gens trop sérieux. Le sérieux n’est pas le grave, il faut être capable d’auto-dérision.

Il faut aimer ce que l’on fait et pas trop ce que l’on est. Même si c’est pas mal ce que l’on fait, cela aurait toujours pu être mieux aussi.

Il est important de ne pas céder facilement ni à l’admiration que les autres ont pour vous, ni à la crainte de ne pas être suffisamment aimé ou estimé.

 


Eugène ENRIQUEZ est professeur émérite de l’université Paris VII. Il y a été le responsable de la formation doctorale en sociologie. Ses travaux se situent dans la continuité des apports de Sigmund Freud et de Max Weber. Il s’est intéressé aux fonctions imaginaires, à l’inconscient social et à l’aspect mortifère du pouvoir. Il est co-rédacteur en chef de « La Nouvelle Revue de Psychosociologie ». 

Ses plus récents ouvrages sont  :