Interview  – Février 2014

Jacqueline BARUS MICHEL est professeur émérite de l’université Paris VII. Elle y a été directrice du laboratoire de psychologie clinique. Elle nous livre sa vision du cheminement professionnel à travers notamment l’amour de soi et l’énergie individuelle.


 

 Quel rapport peut-il y avoir entre le narcissisme, l’amour de soi, et le cheminement de l’identité professionnelle ?

Jacqueline Barus Michel. Je pense que l’identité professionnelle tient à toute une histoire de vie, et est donc effectivement le fruit d’un cheminement.

Je pourrai me pendre pour exemple : un père qui m’a toujours disqualifiée en prédisant « Tu n’arriveras à rien », discours qui m’habite encore ! Lorsque j’étais en hypokhâgne, il avait réussi à se faire dire par le professeur de lettres que je serais mieux orientée vers la dactylographie. Nous ne nous sommes plus parlé et j’ai fait mes études universitaires sans lui en rendre compte. Licence de psychologie à la Sorbonne et institut de Psychologie.

J’étais convaincue de devoir faire des études supérieures. Je suis devenue psychologue pour faire tête à mes parents et y comprendre enfin quelque chose. Mon père était très narcissique mais j’étais aussi identifiée à lui, dans la ressemblance. Dès mon adolescence il s’est mis dans une relation de défi. Mais il y avait de sa part un attachement dénié et chez moi le sentiment de la ressemblance. Il y avait beaucoup d’énergie dans nos rapports et le narcissisme en était une expression fût-ce dans la rivalité. Ma mère se défendait sur un autre mode. Elle garantissait son propre narcissisme à travers moi en essayant de faire de moi son miroir, ce qui m’a poussée à me contre-identifier. Pour l’un comme pour l’autre la psychologie était une bizarrerie, pour moi une façon de me poser comme sujet, de résister à leurs narcissismes antagonistes, et de puiser le mien dans cette lutte et, sans doute, un stock énergétique que je tenais d’eux, de mon père surtout. L’identité professionnelle a trouvé là ses bases.

On peut se demander si le fait d’être enfant unique n’est pas un risque d’écrasement et de tout faire pour s’en dégager mais aussi le fantasme de n’avoir pas de rival… en fonction de ressources énergétiques (pulsionnelles ?) dont on dispose à la naissance (constitutionnellement ?)

Quoiqu’il en soit mon narcissisme (un amour de soi, la croyance en soi qui n’exclut pas le doute) s’est réveillé et j’ai pu investir dans mes études avec succès, me trouver à travers la psychologie. Je travaillais quasiment en cachette, mes pulsions comme le narcissisme vouées à la sublimation. Mes  études comme mon premier poste de psychologue m’ont donc permis de prendre mes distances avec mes parents et de fabriquer ma vie selon mes intérêts et selon les circonstances qui s’offraient.

Quelque chose d’une identité qui était en sommeil a grandi et m’a permis de m’investir dans une identité propre que j’ai dès lors construite à travers des choix d’insertion, de pratiques, de relations et encore une fois d’investissements ; vie professionnelle et vie personnelle étroitement liées.

Dans cette construction identitaire sont intervenues des rencontres qui en ont ou orienté les voies concrètes, ou qui en ont favorisé l’épanouissement, elles font partie de cette identité. Il me semble que cela témoigne, dans d’autres cas que le mien, d’une intrication très forte, sinon d’une détermination, de l’histoire narcissique, identitaire et professionnelle. Si la première s’ancre dans des données génétiques autant que de milieu familial (qui est aussi une histoire), les deux autres sont toujours en évolution et se développent en restant attachées aux premières mais aussi au gré des circonstances rencontrées et  celui des choix et investissements qui peuvent être faits. C’est un processus complexe, lié à la force du désir et au hasard qui nous fait naître ici ou là, comme ceci ou comme cela.

Pour ce qui est de mon histoire, après une dizaine d’année de psychologie clinicienne en province, avec une grande variété de pratiques institutionnelles, j’ai eu l’opportunité d’être accueillie comme enseignante à l’université de Paris VII en Sciences humaines cliniques. Dans une certaine mesure ce fut une transformation de l’identité professionnelle, entreprise pourrait-on dire narcissiquement, mais dont j’ai fait l’expérience qu’elle coïncidait presque parfaitement avec ce que je souhaitais être. On peut en parler en termes de mise en forme sublimée du désir, de réalisation et d’expression de soi, de plaisir. J’avais déjà voulu me former au champ social, j’ai pu mener des interventions dans les domaines ouverts (groupes, organisations, institutions). L’identité professionnelle pouvait s’élargir non seulement dans l’enseignement, mais l’intervention, la recherche, trouver des occasions de publication, de communications donc de désir de savoir et d’expression.

C’est là qu’on voit combien le destin du narcissisme est lié à ses possibilités élargies d’expression et d’investissement dans les directions ou les objets qui permettent d’incarner les fantasmes dont il a été nourri. Le sentiment d’avoir trouvé sa place pour son accomplissement. Sans doute les autres en sont-ils bénéficiaires.

Mais tout est de savoir non seulement de quelle personnalité il s’agit (stocks, histoire), mais aussi à quels types d’accomplissement concret (activité), elle a accès, ou quelles libertés de choix lui sont ouvertes dans le contexte culturel, social, et politique.

Le narcissisme je pense qu’il dépend en grande partie du stock énergétique dont on hérite puis qu’il se déploie ou s’atrophie selon les mécanismes de défense utilisés au sein des premières relations. Je crois que nous avons génétiquement un stock énergétique qui varie selon les individus et que l’on voit dès la naissance. Il y a des enfants qui sont dans le calme et la douceur, d’autres sont agités pleins d’une énergie qu’il leur faut dépenser à tout prix. Les relations, l’éducation vont tempérer cette énergie, l’orienter, la solliciter, l’exacerber ou encore l’écraser.

Tout cela est en interdépendance, est une histoire. Le narcissisme se loge dans les interstices ou les ouvertures qui lui sont faites, munie de quoi l’histoire de l’identité s’en nourrit, l’actualise, le sublime…ou l’exténue jusqu’au suicide.

Et qu’en est-il des Structures psychiques, comment interviennent-elles par rapport à l’identité professionnelle ?

Jacqueline Barus Michel. D’une part, il y a un fondement neurologique aux structures psychiques si je comprends ce que vous voulez dire par là. Bien que tout le monde puisse à un moment ou à un autre aller vers la pathologie. On n’a pas n’importe quelle pathologie. Que ce soit la mélancolie, la paranoïa ou le délire mégalomane, cela doit être alimenté par des dispositions neurologiques, les besoins, les attentes, les frustrations, les défenses, les relations. Ce n’est pas un choix, nous suivons des voies tracées bien qu’il y ait des carrefours où des structures bien  solides nous poussent dans telle orientation.

C’est avec tous ces ingrédients que l’on compose son histoire ou qu’elle se tisse.

Faudrait-il alors une dose d’amour suffisante pour se construire convenablement ?

Jacqueline Barus Michel. Les aventures du narcissisme sont sans doutes déterminantes. L’amour de soi est difficile à manier, il dépend de la façon dont  on a été aimé, de ce dont on avait besoin pour se rassurer, aborder l’angoisse, la culpabilité, la castration.

On peut dire aux enfants « Arrête tes caprices calme toi », ils peuvent se soumettre, opter pour leurs besoins, tester la résistance mais le plus grand besoin est d’être sûrs qu’ils sont aimés, suffisamment contenus, qu’il y a en eux quelque chose d’aimable ; alors ils arrivent à trouver leur place dans ce jeu là, à croire en eux-mêmes. Cela se transforme en ambition, en un mieux faire dans leur pratique professionnelle et leur adéquation à celle-ci. Encore faut-il qu’ils s’y sentent attendus et reconnus.

L’auto-estime, quand elle n’est pas une hypertrophie défensive causée par  le manque ou une éducation glorifiante, permet une exigence quant à ses niveaux de réussite et de se vouloir un bon professionnel ajusté aux circonstances.

Comment avez vous continué à alimenter votre amour de vous-même ?

Jacqueline Barus Michel. J’aime beaucoup le contact avec les étudiants et c’est pour cela que je continue à faire cours alors que je suis à la retraite. D’une certaine manière cela me narcissise.

J’alimente mon narcissisme par ce que me renvoient les autres, c’est un système de réciprocité. On pourrait dire de don contre-don. On pourrait craindre des effets miroir, le besoin de séduire et de se mirer dans l’attention des autres (dont nul n’est indemne), heureusement les échecs sont toujours là aussi pour remettre à sa place, institutionnel ou relationnel, et conserver du doute dans la représentation de soi. Le miroir est souvent opaque ! Autrement dit alimenter suffisamment l’amour de soi est un travail constant de régulation, parfois même de reconstruction à zéro. Le sort des chômeurs en est l’illustration. L’identité professionnelle peut subir des traumatismes et la blessure narcissique peut être grave malgré ce que la raison peut en dire.

En conclusion, que peut-on dire de votre identité professionnelle ?

Jacqueline Barus Michel. La mienne ? C’est ce qui a inspiré les réflexions que je viens de faire. J’ai construit mon narcissisme en me faufilant entre celui de mes parents non sans difficultés. Mais malgré ce que j’en ai longtemps cru, quelque part j’ai été suffisamment aimée pour croire en moi et puis je tenais d’eux l’énergie que l’ai pu investir dans mes études et des activités professionnelles qui employaient ces énergies, assuraient un niveau narcissique et me donnaient du plaisir. Un cheminement, un montage fait de matériaux multiples, mais que, jusqu’à maintenant je ressens comme solide.

Le reste de l’identité, tout ce dont elle est faite pourrait être analysé de la même façon avec des matériaux  supplémentaires ou complémentaires mais toujours fortement interdépendants.


Jacqueline BARUS MICHEL est professeur émérite de l’université Paris VII. Elle y a été directrice du laboratoire de psychologie clinique. Elle est co-rédactrice en chef de « La Nouvelle Revue de Psychosociologie », et membre du CIRFIP (Centre international de recherche, de formation et d’intervention psychosociologiques) 

Ses plus récentes publications sont  :

Un ouvrage lui rend hommage :