Thomas Le Roux : la mutation des métiers à l’ère industrielle

Interview  – Décembre 2014

Thomas LE ROUX est chargé de recherche au CNRS au sein du Groupe de Recherche en Histoire Environnementale (EHESS). Ses travaux portent sur l’impact environnemental de la première industrialisation entre 1750 et 1850. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages et articles que vous trouverez en fin d’article.

 


Pouvez vous nous préciser votre métier ?

Thomas Le Roux. Je suis historien. Mon travail consiste à retrouver des phénomènes qui permettent de comprendre le passé, de les restituer et de les interpréter. Environ un tiers de mon temps est consacré au travail d’archives, un autre tiers est un temps d’écriture, le restant est consacré au travail d’équipe, à des colloques ou à l’enseignement à l’EHESS auprès d’étudiants de Master I et II.

Quel est votre objet de recherche ?

Thomas Le Roux. C’est un questionnement de l’industrialisation sous l’angle de l’environnement, à des échelles très variées, allant du poste de travail à l’échelle globale. Je suis plus focalisé sur la période 1750-1850, qui correspond à la première industrialisation européenne. Cette période pose les fondements du monde industriel planétaire dans lequel nous nous trouvons et permet de comprendre à partir de quelles idées, de quelles structures ou politiques le monde actuel s’est construit. De ce fait, cela interroge de grandes questions présentes puisque nous ne sommes pas encore sortis de cette période.

Pour faire le lien avec la question de l’identité professionnelle, comment voit-on évoluer le travail sur cette période historique de 1750-1850 que vous étudiez ?

Thomas Le Roux. Évidemment, 150 ans c’est une période très longue. Des bouleversements s’opèrent sur des périodes de 10 à 15 ans de nos jours. Au XVIIIème siècle ces mouvements étaient plus lents. L’évolution est grande sur cette période, mais dans une carrière il y avait moins de bouleversements à l’échelle d’un homme.

Faisait-on le même travail toute sa vie comme on se le représente aujourd’hui ?

Thomas Le Roux. Non, pas du tout, surtout dans les milieux ouvriers. Il n’y avait pas de statut de salariat comme aujourd’hui. Globalement il y avait un encadrement global du travail qui était plus stable que de nos jours. En France, avant la Révolution française, le travail était encadré par les corporations. Avec des règles très strictes d’apprentissage et de salaire notamment. Quand les savoir-faire étaient importants, ils étaient là pour la vie. Les personnes bougeaient peu et les évolutions étaient moins fréquentes.

Il y avait un volant de travailleurs très flexible. Ce sont les précaires d’aujourd’hui. Ils étaient employés à la tâche, au jour le jour. Ils allaient sur le marché du travail où chaque corps de métier venait recruter ses petites mains pour la journée ou la semaine.

Ces personnes là changeaient-elles de métier ou de corps de métier ?

Thomas Le Roux. Manouvrier ou journalier sont des métiers où l’on vend sa force de travail. Ils étaient employés pour faire du terrassement, pour prêter main forte à des marchands qui débarquaient leurs marchandises, ou pour aider sur un chantier de charpenterie par exemple. Ceux qui avaient une expérience dans un domaine particulier, comme les métaux par exemple, travaillaient d’un atelier à l’autre. A partir de 1804, un livret va suivre les horaires et les déplacements de chaque ouvrier.

Après la Révolution Française et l’abolition des corporations, le travail était libre, à l’avantage du patron, mais aussi à celui de l’ouvrier. Il pouvait aller d’un lieu à un autre. Il n’était plus incorporé.

En quoi était-ce une liberté ?

Thomas Le Roux. L’ouvrier pouvait choisir son atelier, ou encore aller vers une meilleure rémunération. C’est le libéralisme et le principe de l’offre et de la demande. C’était pour l’ouvrier la possibilité de choisir son employeur et de la même manière, pour le patron, c’était la liberté de pouvoir employer qui il voulait.

En fait, les employeurs ont eu peur de cette liberté, les bons ouvriers partaient chercher de meilleurs salaires ailleurs. Napoléon a mis en place le livret ouvrier comme instrument de contrôle social, de contrôle du travail et de discipline. L’ouvrier ne pouvait plus quitter son employeur sans son autorisation. C’était une forme de fichage des ouvriers qui ne pouvaient pas se présenter dans une autre entreprise sans leur livret. Durant cette période, les ouvriers étaient très peu protégés, le marché flexible et le chômage très faible.

Un des grands changement de cette période, c’est l’apparition du machinisme qui va transformer les savoir-faire et en créer de nouveaux. Cela dépossède d’une certaine manière les ouvriers et, de ce fait, affaiblit leur pouvoir sur leur travail. C’est une mutation transnationale majeure du XIXème siècle.

Les productions étaient le fruit du travail manuel des ouvriers, qui vont être dépossédés de leurs savoir-faire incorporés.

Ces produits vont échapper petit à petit à un certain nombre d’artisans et d’ouvriers en les obligeant à se soumettre à des rythmes mécaniques. Au sein des industries, les travailleurs dépendent d’outils qu’ils n’ont pas choisi et dont ils ne sont pas les maîtres. Une machine a son propre rythme de travail, elle doit être mise en route, et est elle même soumise à l’énergie de la vapeur. C’est cela la grande mutation du XIXème siècle : la perte de possession du savoir faire et le questionnement de l’identité.

Quel parallèle peut on faire avec le monde contemporain dans l’adaptation du XIXème siècle de l’ouvrier à sa machine ?

Thomas Le Roux. Pour la génération actuelle qui travaille dans les usines, cela se pose différemment. Ce qui a changé n’est pas lié aux savoir-faire mais à une plus grande flexibilité par rapport à la sécurité du travail, au salaire, et à une dépersonnalisation liée au manque de reconnaissance humaine.

Avec la robotisation de plus en plus poussée de toutes les formes de production industrielle on peut se demander si l’ouvrier sera toujours indispensable. Entre 1750 et 1850, on ne savait pas produire autrement. L’homme avait prise sur l’objet produit, son savoir-faire était indispensable. On ne pouvait même pas le remplacer facilement par un autre individu. Aujourd’hui nous ne sommes plus sur la personnalisation des produits.

Qu’est-ce qu’un savoir-faire produisait sur l’identité professionnelle ?

Thomas Le Roux. Cela produisait une communauté. Les professionnels faisaient partie de corps de métier, avec des rites d’appartenance, des fêtes, mais également un monde imaginaire.

Ces rites restent-ils ancrés dans tous les métiers ?

Thomas Le Roux. Cela a perduré un certain nombre de décennies dans le monde artisanal. Dans le textile cela a disparu rapidement car dans l’industrie de la laine ou du textile les grandes industries ont pris le relais. A partir du milieu du XIXème, on retrouve une sociabilité qui va plus être de l’ordre du syndicat par exemple.

Le basculement d’un métier artisanal vers l’industrie fait-il disparaître les rites ?

Thomas Le Roux. Oui, les rites disparaissent et cela joue sur l’identité. Dans le secteur textile le passage vers le monde industriel a provoqué la paupérisation de ce statut social. Les anciens artisans sont devenus les ouvriers d’une vaste machine pour des salaires inférieurs à ce qu’ils gagnaient auparavant. Ils se confondent avec les manouvriers et les ouvriers au statut précaire.

Y a t il des secteurs d’activité qui ont échappé à l’industrialisation ?

Thomas Le Roux. Oui, le secteur du luxe, ou de l’orfèvrerie. Ce sont des métiers artisanaux et parisiens très réputés. Le savoir faire y est incorporé et il y subsiste une valorisation

 


voici une liste non exhaustive des travaux de Thomas Le Roux 

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