Emmanuelle Delsol : Uberisation, vers un partage ou une précarisation du travail ?

Interview  – Avril 2015

Emmanuelle DELSOL est journaliste à L’Usine digitale. Elle y observe les transformations induites par les modèles d’innovation du numérique sur l’économie en général, y compris sur les télécoms et Internet, mais également celle des industries traditionnelles. 

Les publications d’Emmanuelle se trouvent en fin d’article.


On parle désormais d’Uber économie, peux-tu nous expliquer ce que c’est ?

Emmanuelle Delsol. A travers l’ « Uberisation » on parle de l’expansion de ce que l’on nommait l’économie du partage. Sur Airbnb, par exemple, une personne peut proposer son appartement à la location à d’autres particuliers. La plateforme met en contact, à travers le monde entier, offreurs et demandeurs. Tout ce que l’on possède peut être mis en location : ce sont des logements pour Airbnb, une voiture et une course de type taxi pour Uber, mais cela peut aussi concerner la livraison de fleurs, de repas, des heures de ménages ou tout autre service.

Les échanges de ce type existent depuis toujours, mais les plateformes numériques collaboratives, qui sont apparues depuis environ une dizaine d’années, sont en forte croissance depuis 5 ans. On ne parle plus d’ « économie du partage », mais de « partage », de « pair à pair », de « collaboratif », ou d’un mélange de ceux-ci.

Uber ou Airbnb ne sont plus dans l’économie du partage puisque ce n’est plus simplement un outil numérique qui permet une mise en commun entre deux individus. Ce que prélève la plate-forme est plus que la valeur du service rendu. Ce n’est par conséquent plus équitable et en conséquence, ce n’est plus du partage. Ils représentent le collaboratif poussé à l’extrême où l’intermédiaire, plus il est grand, plus il impose ses règles.

Pourquoi selon toi autant de « jeunes pousses » se montent sur ce modèle ?

Emmanuelle Delsol. Le terreau est favorable car il y a une plus grande précarité depuis la crise financière de 2008. Chacun peut louer ce qu’il possède à un nombre plus grand d’acheteurs potentiels à travers ces plateformes. Auparavant, il fallait passer une petite annonce, la portée en étant beaucoup plus limitée. Pour autant, il faut posséder des biens tels qu’une voiture, un appartement, ou alors de pouvoir vendre ce que l’on sait faire.

Un chômeur peut, grâce à du temps disponible, décider de livrer des fleurs. Quelqu’un d’autre peut faire de sa passion un revenu complémentaire, telles ces personnes férues de bonnes affaires qui vendent leurs services pour trouver, par exemple, le voyage le moins cher. Nommés « slashers », (anglicisme dérivé du signe typographique « / ») ils conjuguent le travail au pluriel et incarnent une vision transformée du monde professionnel. Ces personnes sont téléopérateur/blogueur/photographe/etc, intégrant plusieurs métiers comme identité professionnelle.

Pourquoi Uber a donné son nom à ce type d’économie ?

Emmanuelle Delsol. Le service Uber explose depuis environ 2 ans. Il a été initialement médiatisé en détrônant le service des taxis qui ne remplissait plus son rôle, puis par des infractions à la régulation. En 2014, fait rarissime, un mouvement de protestation des chauffeurs de taxi s’est produit simultanément à travers plusieurs capitales européennes. Un seul ennemi : la société américaine accusée de concurrence déloyale.

L’histoire récente de cette startup est faite de succès et de controverses. Ce sont un peu les « bad boys » du secteur pour qui tout a démarré sous la forme d’une belle histoire. Venus à Paris pour un salon en 2009, Travis Kalanick et Garrett Camp peinent à trouver un taxi et décident, à leur retour dans la Silicon Valley, de monter un service de chauffeur à la demande via un Smartphone.

Uber pousse le bouchon un peu plus loin que ses prédécesseurs. Les tarifs des courses sont fixées par la startup, les défraiements d’essence ou d’amortissement de véhicule ne sont pas pris en compte et bien entendu, contrairement aux chauffeurs de taxi, aucune couverture sociale n’existe pour les chauffeurs Uber. Ils sont de plus emblématiques de la notation et du contrôle permanent. Tout le monde note tout le monde : le chauffeur évalue son client et l’utilisateur note son Uber chauffeur Uber, chacun y trouvant un moyen de récompense ou de pression.

Pour autant, Uber économie, économie à la demande, capitalisme de plate-forme, la terminologie n’est pas encore figée même si le modèle est déjà en place.

A travers la destruction des anciens modèles, quels sont les risques et les opportunités pour le monde du travail ?

Emmanuelle Delsol. Ce qui est nouveau c’est que pour les startups utilisant ce modèle, il n’y a plus besoin de bureaux, d’employés à plein temps et même liés par un contrat salarié à l’entreprise, et des ressources sous-utilisées, mais pas seulement, peuvent être mobilisées dans le monde entier. Cela induit une plus grande division du travail et une hyperspécialisation : c’est, entre autres, un retour au travail à la tâche.

Pour autant, ce qui est attaqué n’est pas mort ; nous sommes simplement à la croisée des chemins. Ce qui peut être détruit c’est l’emploi et non le travail (comme le décrit longuement le philosophe Bernard Stiegler). L’emploi est la dimension économique du travail. Nous percevons encore majoritairement une rémunération à travers un salaire versé par un employeur sur la base d’un contrat de travail. A travers des règles conventionnelles : le temps de travail, la rémunération et la protection sociale sont encadrés. Sur un terreau économique défavorable, l’Uber économie peut conduire à une précarisation plus grande encore avec la multiplication des plates-formes avec un modèle où le prix du travail est faible.

Mais tout est également potentiellement ouvert. Chacun peut devenir indépendant et choisir son organisation de travail à condition qu’il y ait un dialogue social, même si certains observateurs, comme le sociologue Antonio Casilli, s’inscrivent en faux face à cette assertion. Selon A. Casilli, il est loin d’être prouvé qu’à moyen terme, les nouveaux travailleurs indépendants trouvent davantage de temps et de liberté d’organisation dans ce modèle.

Avec qui le travailleur doit alors nouer le dialogue social : est-ce le client ou chaque plateforme pour laquelle il travaille ?

Emmanuelle Delsol. Justement, la question du dialogue social est au cœur de l’expansion de cette économie. Le particulier n’achète pas directement le travail : c’est la plateforme qui s’en charge. Le particulier n’est pas l’employeur d’un autre particulier et c’est bien là ce qui pose question : personne n’est employé ni employeur dans ces transactions. Les chauffeurs et les passagers Uber sont des « membres » de la plate-forme, tout comme les hébergeurs et hébergés sur AirBnB. Ce sont les conditions générales D’utilisation -les fameuses CGU- du site qui s’appliquent et jouent le rôle de régulateur de la transaction et non plus le droit du travail.

Aucun syndicat traditionnel ne peut entamer de dialogue social puisqu’il n’y a pas de relation employeur/employé.

Depuis peu cependant, des travailleurs de ces plates-formes se réunissent pour agir. Des chauffeurs Uber et Lyft (concurrent américain) ont intenté un procès à la plate-forme pour obtenir un remboursement de leurs frais et un statut d’employé, estimant par exemple que les exigences d’Uber en matière de présentation vestimentaire ou d’utilisation de certains éléments de langage avec le client en font un employeur plus qu’une plate-forme.

Créé en 2005, Mechanical Turk d’Amazon permet à une entreprise de proposer une tâche simple et non automatisable à n’importe quel inscrit à la plate-forme, contre une rémunération assez minime. Des travailleurs de la plateforme se regroupent à travers des Syndicats en ligne pour réclamer des rémunérations plus élevées.

Aujourd’hui, rien n’est encore tranché, il reste donc encore beaucoup de choses à faire.


Voici quelques unes des publications d’Emmanuelle Delsol sur le même thème :

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