Alex LAINÉ : Ce qui touche à la question de l’identité, c’est le métier
Interview – Septembre 2013
Alex LAINÉ est philosophe de formation, docteur en sciences de l’éducation. Ses travaux se situent dans le courant des histoires de vie en sciences humaines. Il nous donne sa définition de l’identité professionnelle et nous re-situe les définitions de compétences, métier, profession et apprentissage.
Quelle est ta définition de l’identité professionnelle ?
Alex Lainé. La profession, le statut, le type de travail effectué constituent un référent identitaire par lequel le sujet se définit. C’est en même temps une puissante source reconnaissance. Cela fait partie de la dimension sociale de l’identité personnelle. Mais ce qui m’intéresse et qui touche à la question de l’identité, c’est le métier. Il cohabite avec deux autres dimensions de l’activité de travail que sont l’emploi et la profession. Les trois : emploi, métier et profession, sont des concepts qui s’appliquent à l’activité de travail envisagée sous des angles différents.
- L’emploi, c’est l’activité de travail considérée comme source de revenus économiques. C’est ce que Hannah Arendt dans Condition de l’homme moderne nomme le «travail» de «l’animal laborans» qu’elle définit comme visant exclusivement la production de biens destinés à la consommation et à la satisfaction des besoins vitaux.
- La profession relève d’une organisation sociale du travail très structurée. Elle se caractérise par des savoirs et savoir-faire formels, souvent assez savants et, dans tous les cas, recensés dans des référentiels. Corollairement ces savoirs et savoir-faire s’acquièrent par des voies formelles de formation (université, écoles, centres de formation professionnelle, etc.)
- Il en va autrement du métier qui consiste en des savoirs et savoir-faire moins formels, incorporés, un peu mystérieux et secrets («mysterium» est une des origines du mot «métier»), et qui se transmettent exclusivement par l’expérience. Je veux ajouter que le métier a «deux cœurs». Le premier est fait d’un ensemble de savoirs et savoir-faire centraux pour l’exercice du métier en question. Le second relève du «désir de métier», c’est-à-dire de l’aspiration à être reconnu sur le critère des savoirs et savoir-faire spécifiques, celui de «la belle ouvrage», de «l’œuvre» comme le disait Hannah Arendt.
Dans ce qui précède on reconnaît à la fois la définition et l’aspiration à la reconnaissance de soi comme «femme ou homme de métier». Si j’insiste sur cette distinction entre profession et métier c’est parce qu’aujourd’hui avec les politiques managériales de restructuration du secteur privé ou public, on assiste à la mise à mort des métiers au nom d’une supposée nécessité (la concurrence internationale, la compétitivité) exigeant une redéfinition des professions. Tout cela est inséparable des orientations néolibérales qui prévalent. Avec comme conséquences, à la fois un immense gâchis de compétences et une grande souffrance au travail. L’exemple de France Telecom ou celui de la Poste, où l’on a demandé à des «gens de métier» de changer d’activité pour faire tout autre chose qui se trouve parfois être l’exact opposé de ce qu’ils faisaient avant, est fort éloquent. Il s’est agi par exemple, pour des hommes et femmes de métier jusqu’ici soucieux de l’usager et de son intérêt, de les considérer comme des «clients» à qui il a fallu vendre ce dont ils n’avaient pas besoin. Dans ces cas là, l’identité professionnelle était et est toujours clairement mise à mal au point de pousser des gens au suicide.
Nous sommes désormais avec la crise économique inséparable de la financiarisation mondiale de l’économie, dans une course à l’emploi et non dans une course au métier. Et cela génère de la souffrance au travail. D’où le désir de métier et de l’implication dans l’activité professionnelle qui se fait largement sentir. Dans ce désir de métier, il y a une revendication à se voir reconnu dans ses compétences.
Et toi, comment tu définis ton identité professionnelle ?
Alex Lainé. Je suis formateur, enseignant. C’est l’acte pédagogique qui me définit ainsi que la théorie et la philosophie. Les histoires de vie, la VAE (validation des acquis de l’expérience), le récit de soi, sont ce que j’enseigne plus précisément. Je crois que le récit de soi a une fonction fondamentale d’auto-formation qui permet d’advenir davantage comme sujet.
Dans ton expérience, un élément a t-il été particulièrement aidant sur le sujet de l’identité professionnelle ?
Alex Lainé. C’est la rencontre entre deux séries d’acteurs. Dans mon cas, c’est ma rencontre – au sens fort du terme – avec les apprenants avec qui j’ai travaillé. Cette rencontre a déterminé mes choix lorsqu’ils m’ont «appris» que tant que les savoirs que je leur proposais ne «rencontraient» pas les expériences vécues dont ils étaient porteurs, l’apprentissage était plus difficile. Je pense que les enseignements traditionnels ne peuvent pas marcher si l’on ne met pas au centre les personnes, avec ce qu’elles sont et ce qu’elles ont vécu et fait comme expériences.
J’en arrive à penser que l’on n’apprend jamais aux gens que ce qu’ils savent déjà, parfois simplement intuitivement ou à travers l’expérience, et qu’il est nécessaire de ré-apprendre d’une autre manière, plus éclairée conceptuellement et théoriquement. C’est par un retour réflexif sur son parcours, en l’étayant théoriquement que l’on apprend. C’est à cette condition que l’on dépassera «le double écueil du concept sans vie et de la vie sans concept» comme l’écrivait un philosophe marxiste aujourd’hui trop oublié, Henri Lefebvre.
Lorsque j’ai fait mes études, le marxisme et le freudisme étaient prégnants. Cela m’a façonné. Les récits de vie articulent l’un et l’autre, une approche de type sociologique et une approche de type psychologique. Lorsqu’on travaille les les histoires de vie, personne ne s’ennuie précisément parce que chaque histoire bien que singulière, résonne et fait sens avec l’histoire de chacun de celles et ceux qui écoutent. Cela a du sens pour tout le monde.
Pour revenir à la question de l’identité, je dois dire que ce concept me pose problème, car il a été pollué par tout le débat récent sur l’identité nationale. Ce débat était porteur d’exclusion et de stigmatisation. Et puis «identité» cela fait «contrôle d’identité», cela fait penser à une notion policière.
Et si l’on remet avec l’identité la question du travail en parlant d’identité professionnelle, est-ce toujours selon toi problématique ?
Alex Lainé. Non, en effet, je ne crois pas. Cependant, pour beaucoup de personnes, leur travail n’a pas de sens. Il y a réellement crise de sens au travail. La crise de l’emploi n’est pas représentative de cela. Comment s’investir si le sens du travail échappe ? Plus encore que le rêve Taylorien, les modes d’organisation du travail, le rêve de bien des manager est d’aller vers «le travail sans l’homme» pour reprendre le titre d’un livre de Yves Clot. Le métier, c’est un ensemble de compétences où chacun a sa singularité à travers ses «trucs» professionnels à lui. On construit progressivement son identité, on devient «femme ou homme de métier», oui, cela se construit. A la différence de la profession, dans le métier la transmission se fait par imitation, identification à des gens de métier. On s’identifie à de bons professionnels. Le métier s’incorpore progressivement.
En ce qui concerne la profession, cela se professe, s’enseigne. Les savoirs transmis scolairement relèvent de la profession. L’apprentissage, lui, se fait par des maîtres d’apprentissage.
Ce qui m’a amené aux questions des identités au travail c’est la souffrance au travail, la perte de sens qu’elle soit individuelle ou collective.
Il y a eu décomposition des collectifs de travail, non-renouvellement du genre, perte des «mémoires sociales du travail» (Yves Clot), des manières de dire et de faire le travail. C’est le débat et la controverse qui font le «travail vivant» (Christophe Dejours). Entre les gens de métier, quand les collectifs fonctionnent, il y a des débats, des conflits sur la manière de faire le travail et cela redynamise le travail. Le travail est vivant.
Alex LAINÉ est philosophe de formation, docteur en sciences de l’éducation. Ses travaux se situent dans le courant des histoires de vie en sciences humaines. Il intervient en tant que conseiller technique et pédagogique au ministère de la Jeunesse, des Sports et de la Vie associative. Responsable de formation au Centre d’éducation populaire et de sports de Poitou-Charentes, intervenant à l’Institut International de Sociologie Clinique (IISC), chargé de formation et de recherche en travail social, il est également membre de l’équipe nationale de formation des accompagnateurs et jurés de validation des acquis de l’expérience.
Il a écrit :
- Faire de sa vie une histoire
- VAE : quand l’expérience se fait savoir
- Répondre de son expérience par le récit de soi. Revue Education Permanente – 2011