Benjamin PECH : Lorsqu’une étoile explique son métier

Interview : Janvier 2017

Danseur Étoile du Ballet de l’Opéra national de Paris, Benjamin PECH s’initie à l’art le plus exigeant à l’âge de huit ans. Il intègre l’Ecole de danse de l’Opéra de Paris en 1986 avant d’être engagé dans le Corps de Ballet en 1992. En 2005, il sera nommé « Étoile » au Grand Théâtre de Shanghai. 

Benjamin PECH est Commandeur des Arts et Lettres et Chevalier dans l’Ordre national du Mérite.

Il nous livre ici sa vision du métier de danseur.


Le choix de la danse comme métier est souvent relié à la dimension de la passion. Dans une interview, vous avez précisé au sujet de la danse : « elle m’a dévoré ». Comment ce métier gagne-t-il le danseur ?

Benjamin PECH. La passion arrive sans qu’on y prenne garde. Tout d’abord, c’est une rencontre avec cet art, très jeune. Lorsque j’avais huit ans, je dansais tout le temps : au supermarché, en sortant de l’école, etc. La passion, je n’en avais pas encore conscience.

Ma mère m’emmenait à son cours de danse, et, alors que j’étais censé faire mes devoirs et rester tranquille dans le fond de la pièce, je me levais et imitais ces dames prenant leur cours de danse. Petit à petit, je me suis pris d’amour pour ce métier, enfin, en tout cas pour ces rendez-vous toutes les semaines que j’attendais avec impatience.

Petit à petit les choses se sont enchaînées, inscription dans une école de danse, puis, assez doué j’étais systématiquement avec des femmes d’une trentaine d’années dans des niveaux avancés alors que je n’avais que 8 ans. C’était assez drôle. Voilà, je crois que les choses arrivent malgré soi d’une manière un peu inopportune et c’est ce qui en fait la magie … Je suis tombé complètement en amour avec ce que je faisais sans l’avoir projeté ou encore fantasmé. Sans attente, il n’y a pas eu de déception et les choses se sont construites naturellement, dans un élan qui était celui de l’enfant qui avait envie de danser.

La danse est un métier exigeant. La passion n’est-elle pas LA bonne raison pour laquelle le danseur supporte toute les douleurs que le métier inflige à son corps ?

Benjamin PECH. Oui, complètement. Les sacrifices qu’engagent le : « je vais être danseur » ne s’anticipent pas, surtout très jeune… heureusement, sinon, je n’y serai peut-être pas allé ! (rires)

J’ai pris conscience du parcours qui s’offrait à moi quant à 10 ans, j’ai quitté le sud de la France pour Paris où j’intégrais l’école de danse de l’Opéra de Paris. J’allais alors travailler la danse, avec les autres enfants qui constituent le corps de ballet, à raison de 8 heures par jour.

Heureusement l’amour, l’envie, la joie de danser sont là pour endurer la difficulté, les responsabilités d’adultes qui sont à assumer, c’est-à-dire la capacité de vision sur une carrière, les choix de vie à saisir, ainsi que la remise en jeu permanente de ces choix, car l’évaluation est constante. Pour moi, ce qui était difficile, c’était de perdre régulièrement les copains avec qui j’étais et pour qui le parcours s’arrêtait, alors que pour moi, il continuait.

Jusqu’à mes 42 ans, la passion a été là.

Après, il y a toute la notion avec son corps, le rapport au corps, la douleur, la blessure, et ça, c’est non-stop.

Au sein de l’Opéra de Paris, Benjamin MILLEPIED, l’ancien directeur dont vous avez été l’adjoint, souhaitait remettre en question la norme, les examens permanents et les hiérarchies. Qu’en pensez-vous ?

Benjamin PECH. Je trouve périlleux d’essayer de normaliser quelque chose qui n’est pas normal. Je trouve que le caractère de cette compagnie, c’est justement cette hiérarchie, c’est justement ces grades, c’est justement ces références qui permettent aux danseurs de s’identifier à leurs parcours par rapport à leur niveau.

La hiérarchie de cette compagnie est comme un bulletin de santé. Les concours sont obligatoires mais ce sont des concours de promotion, ils permettent d’accéder à un grade supérieur. Un grade supérieur permet d’accéder à de plus grandes responsabilités, à plus de spectacles, de ballets, de rôles avec un impact financier. C’est une motivation.

L’Opéra de Paris est la seule compagnie au monde qui a ce système de promotion. Pour les autres, c’est un choix purement subjectif du directeur qui nomme le corps de ballet, les solistes et le danseur principal. Est-ce que ce n’est pas plus démocratique de passer un concours et de monter avec l’approbation de onze personnes qui vous jugent ? Est-ce que ce n’est pas plus normal finalement ?

Comment se juge l’excellence d’un danseur ?  

Benjamin PECH. Il est nécessaire d’avoir un œil aiguisé pour saisir les différences minimes qui dévoileront le potentiel permettant de faire carrière.  De nombreux éléments sont considérés. Outre le talent, les capacités physiques sont essentielles mais plus spécialement le mental. Dans notre métier, c’est 80% de mental permettant d’être là le jour « J », à l’heure dite, pour donner précisément ce qui est attendu sur un temps très court. Les concours jugent une variation qui dure environ 1minute 30. Il est essentiel de savoir se concentrer pour donner le meilleur de soi à ce moment précis. Pour certains danseurs, la pression, le trac amoindrit ce qui est fait en studio où tout est formidable.

Il y a une nécessité à l’extraversion qui est un peu violente. Être face aux autres, que cela soit face au regard affûté de ceux qui nous jugent ou encore face à une salle de 1 500 personnes, savoir projeter ou attirer l’attention est compliqué. Les concours contribuent à savoir donner cela.

Savoir projeter : est-ce qu’un danseur étoile est celui qui attire le plus de lumière ?

Benjamin PECH. Oui, j’aimerai presque le définir comme le danseur qui ne fait rien et pourtant, les regards se portent sur lui. Ce qui fait son charisme est ce qu’il dégage, sa manière de se tenir, d’aimanter l’attention bien plus qu’une question athlétique ou d’exploit.

Outre les concours, comment mesure-t-on sa progression en tant que danseur ?

Benjamin PECH. Comme nous l’avons évoqué, outre les progrès accomplis chaque jour il y a l’importance du mental. Cette force permet de restituer le travail à un moment précis. C’est là que le progrès doit se situer, car chaque danseur évolue, mais lorsque vous détenez le contrôle de votre corps, que vous arrivez à lui faire faire ce que vous avez décidé qu’il fasse, là, vous êtes dans une vraie marge de progression. Après, des déceptions, il y en a et certains danseurs mériteraient peut-être d’être mieux placés que d’autres, mais le baromètre est la maîtrise de sa danse.

Après la carrière de danseur étoile qui s’arrête tôt, quelles sont les options qui s’offrent à vous en matière professionnelle ?

Benjamin PECH. Certains se dirigent vers la pédagogie, d’autres vers la chorégraphie. Pour ces derniers, l’exercice de la chorégraphie s’est déjà fait durant leur carrière.

Pour ma part, c’est la direction artistique, qui m’intéresse. Je souhaite être directeur de compagnie, diriger un ballet. J’ai eu cette expérience de monter un groupe de danseurs il y a une dizaine d’années maintenant qui se produit au Japon. J’ai goûté à la mission administrative au contact des chorégraphes, à l’obtention des autorisations, à la gestion des droits d’auteur, des droits musicaux, etc.

Ces deux dernières années, j’ai collaboré de manière très étroite avec Benjamin MILLEPIED. Sur la dernière année, j’étais son bras droit au niveau de la direction artistique. Je m’y suis perfectionné sur toute l’organisation interne, sur la vie interne d’une compagnie : du casting au planning, à la distribution, aux relations avec les chorégraphes, à l’organisation, au déroulement du spectacle et c’est quelque chose qui me plaît beaucoup.

Quels sont les aspects de votre métier que vous aimez le moins ?

Benjamin PECH. Le rapport au corps est compliqué. La génétique fait que vous avez hérité d’un corps plus ou moins doué pour résister à une carrière. Certains corps sont extrêmement perméables à la danse, c’est-à-dire avec les qualités de base nécessaires telles que l’ouverture naturelle des hanches, la cambrure naturelle des pieds, la souplesse, la détente, la coordination. Certains corps devront être plus travaillés pour obtenir les mêmes résultats mais ce sont des corps forcés, qui s’usent plus vite et qui s’abîment forcément. Je crois que la chose la plus difficile pour un artiste et pour un danseur c’est le physique. Travailler toute la journée avec son corps fatigue et lorsque le corps fatigue il finit par vous lâcher. C’est compliqué car c’est le risque de rater des rôles, des rencontres, de se fragiliser, de se blesser.

J’ai eu une grosse blessure à l’âge de 40 ans. Le cartilage de ma hanche est parti et malgré cela j’ai continué à danser durant deux ans car me faire opérer était me tenir trop longtemps éloigné de la scène. Cela illustre jusqu’à quel niveau d’abnégation et d’amour il est possible d’aller. L’opération de prothèse de hanche, je l’ai fait à 42 ans, lorsque j’ai pris ma retraite.

Quand on a été danseur étoile, comment se passe la transmission ?   

Benjamin PECH. La question de transmission est inhérente à nos métiers. Lorsque vous apprenez un rôle, l’enseignement se fait avec quelqu’un qui l’a déjà dansé, il vous le transmet et vous aurez pour mission de le transmettre à votre tour. Dans un parcours d’étoile, vous allez être sollicité par des jeunes danseurs pour travailler avec eux un rôle parce que vous vous y êtes distingué. Ils souhaitent apprendre ce que vous aviez appris vous-mêmes.

Lors de vos adieux à la scène, vous aviez fait monter sur scène une dame qui était votre fidèle spectatrice. D’où est parti ce choix et quel message vouliez-vous faire passer ?

Benjamin PECH. L’année de mes adieux était celle de l’arrivée de Benjamin MILLEPIED et de son nouveau répertoire. Dans le programme 2015-2016, il n’y avait que des ballets que je n’avais pas dansé, puisque nouveaux, ou des ballets que j’avais dansé mais qui étaient physiquement trop durs compte-tenu de mon problème de hanche.

Jérôme BEL a été programmé. Son travail de démocratisation de la danse m’intéresse. La beauté, la grâce, ne sont pas que chez le professionnel mais peuvent être chez toute personne. Tout le monde peut danser : des handicapés en passant par les personnes âgées, mais aussi les amateurs comme les professionnels.

Le projet de Jérôme BEL était de faire participer trois danseurs professionnels invitant tour à tour une personne étrangère au monde de la danse sur le plateau de l’Opéra de Paris.

J’ai souhaité participer au projet en invitant sur scène une dame de 85 ans qui a vu tous les spectacles. Cette rencontre entre elle et moi, sur ce plateau était très belle. Nous étions dans le temple de la danse, sur l’une des plus belles scènes au monde, vivant cette rencontre entre ce danseur étoile qui ne peut pratiquement plus danser avec sa hanche cassée et cette femme qui est au crépuscule de sa vie, qui ne peut pratiquement plus marcher.

Il y a ce moment de grâce, entre ces deux personnes, où les rôles s’inversent : je deviens une figure paternelle et elle un enfant que je prends dans mes bras, puis cela s’inverse et elle devient la mère, la complice, la spectatrice, l’admiratrice, l’amoureuse. C’était très beau. Cela me permettait d’humaniser tout ce que j’avais fait pendant ces 30 ans. Derrière cet athlète, ce danseur déterminé, cette carrière difficile, il y a un être humain qui comme cette vieille dame va retourner dans la salle s’asseoir prendre sa place. Le message, il était là. J’avais l’impression que je bouclais mon parcours.