Étienne BULLY : De l’identité de salarié à celle de dirigeant

Interview – Novembre 2013

Étienne BULLY est entrepreneur dans le secteur de l’édition après un passé de salarié du secteur privé. Il a créé son entreprise il y a une dizaine d’années. Sa société compte aujourd’hui 30 salariés.  La question qui nous a intéressé d’éclairer ce mois ci est : « En fonction de la position sociale que l’on occupe, est-ce que cela change notre manière de voir le monde du travail ? ». Plus concrètement : « Qu’est-ce que cela change de passer de la position de salarié à celle de chef d’entreprise ? »


 

Qu’est-ce qui change dans le travail en fonction que l’on se situe en employé ou en patron d’une entreprise ?

Étienne Bully.  Tout. En fait, cela change jusqu’au rapport au travail lui-même.
En premier lieu, il y a une vision d’ensemble. Par exemple, là où en tant que salarié, on pouvait m’expliquer pourquoi il fallait s’investir de telle manière sur une action ou un projet,  j’étais toujours extérieur aux choses. Désormais, je suis pleinement à l’intérieur, c’est-à-dire que je comprends pourquoi les décisions sont prises, et la stratégie qui est sous-jacente. Auparavant, malgré des réunions d’information qui expliquaient les choses, on n’allait pas forcément au bout du projet, on n’avait pas cette visibilité. On pouvait parfois abandonner un projet sans comprendre pourquoi une telle décision avait été prise. Sur le projet suivant, on n’avait pas forcément la même implication.

D’autre part, pouvoir être celui qui décide en entreprise est un vrai plaisir. Chez nous, toutes les décisions sont prises collégialement. Nous sommes 3 associés, et il faut que nous soyons tous les 3 d’accord pour entreprendre quelque chose. Bien entendu, si l’un n’est pas d’accord, les autres feront tout pour le convaincre. A deux, nous tentons de convaincre le troisième. Nous fonctionnons beaucoup en binômes au sein du trio, et ceux-ci changent tout le temps. Cela permet de continuer à nous entendre et à nous trouver complémentaires.

La prise de décision unanime nous dispense de supporter seul le poids d’une mauvaise décision. S’il s’avère finalement qu’un arbitrage n’a pas été le bon, alors nous considérons que nous ne pouvions pas le prévoir. Chez nous tout est partagé : les bonnes comme les mauvaises décisions.

En ayant eu une expérience précédente en tant que salarié, y a-t-il des points auxquels tu as fait attention pour que tes propres salariés ne vivent pas des situations que tu n’as pas aimé en entreprise ?

Étienne Bully. On a mis en place un certain nombre de choses. Par exemple, nous prenons soin de ne pas surveiller la durée des pauses, ou les horaires d’arrivée au bureau. Je trouvais moi-même un peu mesquin, lorsque j’étais salarié, les remarques sur ce sujet alors qu’il y avait beaucoup de projets où l’on ne comptait pas nos heures. Il est vrai que cela est possible tant qu’il n’y a pas d’abus.

On a installé une salle de jeux avec un billard . On avait prévu une salle de sport avec l’installation de douches, mais nous l’avons ajourné car nous venons d’avoir le retrait d’un gros budget client. On le fera l’an prochain normalement. En revanche, nous l’avions décidé entre nous, les trois associés, et non annoncé au personnel. Cela permet de ne pas avoir de déception du côté des salariés.

Nous faisons deux fois par an des séminaires de cohésion d’équipe. Cela ne plait pas pour autant à tout le monde. C’est parfois difficile de veiller au bien-être des salariés, car certains prennent mal toute initiative du moment qu’elle vient de la direction.

As-tu des exemples qui ont été décourageants pour toi ?

Étienne Bully. Oui, récemment nous avons mis en place une machine à café pour les employés. C’est une machine à disposition, et chacun peut consommer gratuitement autant de cafés qu’il le souhaite. Lors de l’installation de cette machine, les délégués du personnel nous ont dit que c’était injuste car tout le monde ne boit pas de café. Avec mes associés nous étions très surpris de cette réaction. Nous-mêmes ne consommons pas de café et ce geste était réellement un investissement POUR les salariés. Nous n’étions pas obligés de faire cette dépense.

Nous avons eu également une autre initiative pour les non-cadres : la prise en charge de leur mutuelle pour moitié par la société. Les délégués ont demandé à ce que tous les salariés en bénéficient, et qu’ils désiraient faire eux-mêmes les recherches pour une nouvelle mutuelle. Ils sont revenus avec une proposition de mutuelle moins chère que celle que nous avions sélectionné et ont demandé à ré-utiliser le budget économisé sous forme de primes pour le personnel. Il a alors fallu leur expliquer que ce n’était pas une économie pour la société qui plutôt que de prendre en charge une mutuelle pour une partie du personnel allait désormais la prendre en charge pour tous. En réalité, c’est une dépense supplémentaire qui découlait de ce changement de cap.

Dans ce que tu évoques, il y a l’exemple des pauses et horaires d’arrivée au bureau où vous considérez les salariés comme des adultes responsables de leurs conduites, et des actions telle que par exemple la machine à café où vous décidez pour eux et ensuite, ils se comportent en enfants qui évaluent si personne n’a été mieux servi que les autres. N’était-ce possible dans le cas de ces initiatives de les interroger au préalable ?

Étienne Bully.  Nous avons une trentaine de salariés. Cela devient difficile de demander à chacun si une initiative leur convient. D’autre part, aucune initiative ne conviendra à tous les salariés. Cela donne au final le sentiment que c’est très difficile de prendre en compte le bien-être des salariés car on a toujours des retours de ce qui ne va pas, mais on sent rarement la satisfaction en retour de ces initiatives.

Et si aujourd’hui tu étais employé après avoir été chef d’entreprise, qu’est-ce que cela changerait ?

Étienne Bully. Ma première réponse est simple : il me semble impossible de redevenir employé lorsqu’on a été dirigeant fondateur. Ma seconde réponse, en imaginant que cette situation soit possible, est que mon comportement serait assez différent de celui que j’avais auparavant. Je serais davantage dans la construction que dans la revendication. J’aspirerais à connaître et à comprendre les enjeux stratégiques pour que mes propositions soient recevables et ne tombent pas à côté de la plaque. Cela me permettrait de valoriser mon travail et de me lever le matin avec une motivation sans cesse nourrie. Cela implique que la direction partage avec mes collègues et moi les orientations stratégique ; ce que j’essaie de faire en tant que dirigeant.