Gilles Herreros : Réhabilitons la négativité !

 

Interview : Décembre 2015

Gilles HERREROS est Professeur de Sociologie à la faculté d’Anthropologie et de
Sociologie -Université Lyon 2. Il est membre du centre Max Weber au sein de l’équipe Travail, Institutions, Professions et Organisations.

Docteur en Sociologie, il est l’auteur d’ouvrages dont vous trouverez la liste en fin d’article. 

 


Dans votre ouvrage de 2012 « La violence ordinaire dans les organisations » vous vous dites frappé par l’aspect ordinaire qu’a pris la violence dans le monde du travail. Comment se manifeste-t-elle ?

Gilles HERREROS. La violence prend plusieurs visages. Ma conviction est que la violence ordinaire se niche dans les comportements que chacun de nous peut avoir avec l’autre. Les exemples sont nombreux : une personne qui en rudoie une autre, un supérieur qui malmène un subordonné sans en avoir l’envie ou même le sentiment, etc. Ce sont des comportements qui s’infiltrent dans le quotidien et ne surprennent plus car ils sont devenus banals.

Quelques mois après la sortie de mon ouvrage, je relatais une situation où lors d’une phase d’intégration, un cadre présentait à son successeur la liste de ses futurs collègues. Tous étaient qualifiés, parfois sous des abords amusants, souvent par des appellations discriminantes. Le cadre prenant ses fonctions avait consigné toutes ces appréciations sous forme de liste. N’y prêtant plus attention il abandonne ses notes sur son bureau alors même que ce dernier est un lieu de passage vers une photocopieuse.

Quelques jours plus tard, une personne trouvant cette liste décide de la photocopier. Des exemplaires arrivent rapidement à la direction, puis dans la presse et notamment sur un site d’information très connu sur internet. Un forum s’ouvre sur ce site et 189 contributions sont apportées à l’article, parmi lesquelles de nombreux cadres prenant parti pour le collègue ayant dressé cette fameuse liste. Les défenseurs arguent qu’il est « normal » d’avoir ce type de pratiques et qu’eux-mêmes les utilisent -alors même que ces éléments sont réprimandables du point de vue de la loi et pas seulement de la morale. La violence ordinaire se manifeste dans ces attitudes considérées comme normales.

Si l’exemple qui précède est particulier, les attitudes de « violence ordinaire » sont nombreuses. Pourtant, celui qui les dénonce est souvent perçu comme un archaïque n’ayant pas suivi l’évolution du monde.

Quels effets a cette violence sur les personnes et quelles sont les conséquences pour les organisations ?

Gilles HERREROS. Cette violence ordinaire formate les rapports sociaux sur un registre brutal où l’on ne se soucie plus de celui qui est en face. La dégradation du rapport à l’autre devient « normale » : on se fait la gueule, on se méfie de l’autre, on devient paranoïaque et cela empoisonne le quotidien du travail.

Certains peuvent me reprocher une forme de naïveté à travers cette position, pourtant, je préfère continuer à nourrir l’utopie de rapports sociaux respectueux d’autrui. Lorsque l’on ne dit pas « bonjour » en rentrant dans un bureau, que l’on soit cadre ou pas, c’est une disqualification des autres, mais également de soi-même. Peu à peu, ces rapports sociaux s’étendent au niveau sociétal. C’est désastreux car on s’en satisfait au sens où cela devient la règle. C’est déprimant et mortifère.

Qui peut, selon vous, se faire entendre pour dénoncer cette violence ?

Gilles HERREROS. Les cadres de proximité pourraient être le moteur de cette inflexion. Pour qu’ils soient dépositaires de cela, il leur faudrait à minima une formation aux sciences sociale afin de posséder quelques outils leur permettant comprendre ce sur quoi se construit le social. Si la morale peut être utile pour penser la relation à l’autre, elle ne suffit pas car les rapports sociaux se construisent à partir de processus multiples dont la seule recherche de l’intérêt personnel ne suffit pas non plus à rendre compte. Se penser avec l’autre ne se résume pas à ce que disent les indicateurs de productivité.

Je rêve d’organisations réflexives, c’est à dire de systèmes de travail où les cadres auraient le sens critique à travers un regard porté sur l’analyse de ce qu’ils font.

Les organisations sont des institutions au sens où elles n’instituent pas seulement des produits ou des services mais également du social. On pourrait dire la même chose de l’école où il est nécessaire de travailler en profondeur l’ « être ensemble » en société.

Celui qui a les yeux braqués sur ses dividendes ne peut pas être dans cette préoccupation là, c’est pourquoi je pense que les cadres opérationnels peuvent en être les dépositaires.

Lors d’une conférence, vous avez exposé l’importance de la négativité. C’est une position atypique à une époque où le positivisme prime. Pouvez-vous nous expliquer votre point de vue ?

Gilles HERREROS. Il me semble important d’en finir avec le tout positif et le discours managérial qui porte la positivité en étendard afin de laisser émerger d’autres formes d’organisations. Pour ce faire, laisser de la place au doute, au questionnement plutôt qu’à l’affirmation constante, permettrait cette inflexion.

La question de la négativité a été travaillée philosophiquement par l’École de Francfort. La dialectique négative est l’interrogation adressée à la raison. [NDLR. Il s’agit de remettre en question la théorie du progrès des Lumières, l’émancipation, qui plutôt que d’œuvrer pour une société plus humaine l’amènerait à de nouvelles formes de barbarie]

Pasolini dans un article de 1975 publié dans le Corriere « la disparition des lucioles », évoquait les dégâts du temps présent en regrettant que les lucioles aient disparu. Par cette analogie il soulignait que les « projecteurs » de la modernité ne parviendraient jamais à rendre la lueur aussi modeste que poétique de ces minuscules insectes -il faut 100 lucioles pour obtenir la lueur d’une bougie. La négativité c’est cela, c’est la place laissée aux lucioles, aux réflexions qui n’ont rien à voir avec le discours triomphant du manager dont la seule ambition est d’arriver premier. C’est dans l’envers de la langue managériale, dans les silences, dans ce qui se situe derrière la prétention à la raison et à la rationalisation que se trouvent déposés ce qu’il conviendrait sans doute d’identifier, d’entendre.

La négativité désigne une voie où sont réexaminés la forme des rapports sociaux ; là où ils ne reposent que sur la valorisation de la performance, de la compétition, de la réussite, de la victoire… il conviendrait de réhabiliter pêle-mêle la douceur, la lenteur, le poétique, l’esthétique, l’incertitude, le questionnement, le souci de l’autre… A quand ces dimensions au programme de formation des écoles de management ?

 


Voici quelques publications de Gilles Herreros :

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